Avec sa série « Dialogues intérieurs », Guillaume Masselin nous donne à percevoir et ressentir les affres et les plaisirs de sa conversation mentale, de son échange avec lui-même. Tels des flux entre le visible et l’invisible, leurs représentations, chargées en symboles chers à l’artiste, « sont de belles étrangetés qui ressemblent à des jaillissements secrets ». Loin de se limiter à un exercice purement introspectif, l’artiste entend faire de ses « Dialogues intérieurs » non pas un refuge mais un lieu ouvert aux frontières floues, se jouant du dedans et du dehors ainsi que de la linéarité du temps. Des dialogues, rien que des dialogues qu’ils soient douloureux ou radieux pour contrer l’inertie et la stérilité du monologue.

Construite comme une invitation au voyage, tantôt sensorielle, tantôt mémorielle, cette série nous offre un sentiment de mouvement permis par les ouvertures et les jeux de perspectives. L’artiste se confronte autant qu’il se découvre dans un espace diffus, oscillant entre lignes à l’épure stricte et les projections vaporeuses où quelques éclats de lumières se font bribes d’un souvenir autant que d’un espace en constante (re)construction. Les rapports entre l'intérieur et l'extérieur sont prégnants, appuyés par des surgissements de lumières et des aplats de noirs profonds, donnant l'impression d'une mise en abyme – sinon d’un plongeon dans un intérieur physique, mental puis intime.

Dans cette série, l'environnement spatial apparaît parfois cloisonné, polarisé ou fragmenté. La présence du photographe dans ces lieux vides sinon peuplés d’ombres se veut indécelable, faisant ainsi douter de sa nature tangible et réelle dans ce monde qu’il nous renvoie. Où sommes-nous alors ? Dans une projection mentale ? Dans un monde fantasmé ou plutôt un amoncellement de filtres indifféremment oniriques ou manifestes ?

Dans ces espaces, une forte dualité s’en dégage ainsi, révélant de nombreux couples d’opposés. Ces états de dualités et de dédoublements paraissent à la fois complémentaires, en conflit ou se superposant sans jamais parfaitement s’imbriquer. L’artiste se révèle alors au travers de ses doutes, du doute d’être à soi autant que d’être au monde.

En explorant nos pensées les plus intimes et les transformant en langage, nous bâtissons autant que nous découvrons ces paysages mentaux à la beauté, la complexité et la profondeur aussi chancelante que ne l’est l'expérience humaine. De cette manière, ces dialogues intérieurs offrent une exploration poétique de l'esprit et finalement de l'être. Une spiritualité infiniment personnelle qui cherche à s’absoudre d’une temporalité tant cyclique qu’en constante mutation. Ainsi, les dialogues appartiennent non pas à ceux qui les prononcent ni à ceux qui les reçoivent tels quels mais plutôt à ceux qui, satisfaits de passer leur vie à en recoller et recomposer les éclats, parviennent enfin à les éprouver et être à eux-mêmes. 

L’artiste s’emploie à (re)photographier et ainsi modifier volontairement ses souvenirs d’enfance/photo-souvenirs, se jouant alors d’une temporalité initialement perçue comme figée, d’un temps révolu qu’il modifie présentement à l’aide de différents morceaux de plastiques colorés. Tels des filtres physiques, ces intermédiaires tangibles tendent à accentuer la déformation du souvenir dans l’espoir d’en générer un nouveau, de vivre une expérience inédite, première et primaire, renforcée par l’apparition de nouvelles nuances, rappelant l’essai de Michel Pastoureau « Les couleurs de nos souvenirs ». Les couleurs vibrantes et supposées de nos souvenirs sont autant de fragments et de réminiscences d’émois et d’interactions passées que l’on réactive et réinjecte à loisir dans notre quotidien sans jamais pouvoir s’assurer parfaitement de leur véracité. Les objets emblématiques d’une époque semblent ainsi associés à des couleurs précises comme les modes vestimentaires vintage et les paquets de céréales bariolés. Dès lors, on concède volontiers aux couleurs une valeur métonymique (le « grand bleu » pour désigner l’océan Atlantique) et métaphorique (« en voir de toutes les couleurs » quand on trouve difficilement sa place), autant de figures de styles qui esthétisent tant le souvenir que le dialogue que l’on déploie entre celui qu’on était et celui qu’on s’imagine aujourd’hui avoir été, affranchissant toute distance temporelle pour permettre l’établissement de ces dialogues « avant que ne s’évanouissent dans l’éternité du silence les couleurs de nos souvenirs » (Gérard de Nerval s'adressant à son ami peintre Paul Chenavard en 1848).

Un dialogue n’est jamais neutre puisqu’il consiste en un échange suspendu aux réponses, aux questionnements ou au mutisme de notre interlocuteur, résidant en ou hors nous-même. De cet échange peut naître une dualité, une confrontation, un affrontement souvent inévitable en nous-même ou à l’autre. Ce douloureux dialogue se veut ainsi contenu, comme retenu en otage dans un intérieur, une intériorité dans l’espoir de ne pas heurter cet autre que soit et de se protéger soi-même. Un confinement à la fois choisi et contraint pour s’épargner le dialogisme déchirant d’un « Horla » sinon d’un « Ença » dont on ne peut se défaire. Surgit ainsi un besoin de médiation entre deux mondes qui se rencontrent par le dialogue afin d’opérer une transition plus fluide entre une intériorité refoulée et une extériorité paraissant inaccessible. Finalement, un dialogue ne serait-il rien d’autre que l’entremêlement d'ondes invisibles émanant de nos volontés d’être autant à nous-mêmes qu’aux autres ? Un désir de réconciliation qui se mue alors en une invitation à participer aux flux incessants et vivifiant de ces dialogues intérieurs, de nos dialogues intérieurs. Il n’y a finalement pas qu’un seul dialogue intérieur mais plusieurs pareils à des voyages initiatiques ponctués d’aller-retours entre nous et les autres reliés par un espace invisible– un monde intangible circulateur de nos pensées accouchées.

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